Chroniques kairouanaises – épisode 2: Nuit à 360°

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Sortie de l’aéroport par l’étage des départs. Un, au dessus de ceux des taxis. Bien qu’officiellement interdit, en prendre un à la volée pour stratégie. Celle de Jo, pour éviter d’être cible d’une arnaque au compteur… ou à l’absence de, sur le modèle de leurs homologues de Marrakech. Grand classique, nous fait-il comprendre, à destination des primo-arrivants.

Premiers palabres avec un chauffeur en train de déposer sa clientèle. Jo négocie les prix, hausse le ton avec le gars, lui dit que ce qu’il propose n’est pas correct. Le gars lui montre nos gueules de Mickey, Jo lui fait signe de regarder la sienne, le reste se passe en arabe. Le gars cède, prend nos bagages, monte dans sa caisse et roule jusqu’à l’hôtel.

Majestic. Le nom. Avenue de Paris. L’adresse. Grandes chambres mais pass qui ne… passent pas. Pas souvent du moins. L’air est doux, la mosquée de quartier s’en-chante. Même sentiment de bien être dans un bordel organisé à chaque fois que je passe de l’autre côté de la rive. Tunis n’est pas Istanbul. Bien moins développée, mais le slogan imaginé par des graphistes de Pera pourrait tout aussi bien coller à toutes les villes du sud méditerranéen: «They call it chaos, we call it home». A ceci près qu’ici l’ambiance est bien différente. A mesure que Jo nous embarque dans ses coins de vie, nous fait rencontrer des gens, les récits se multiplient à l’identique: aucune fierté de ce pays, sentiment de révolution volée, finances publiques pillées – au mieux très mal gérées -, paresse masculine généralisée dont l’activité première se résume à un concours quotidien de café clope au bistrot du coin.

Hedy est playlisteur. Bosse depuis Tunis à la confection de bandes son pour des môles ou grandes enseignes de Dubaï. Gagne raisonnablement bien sa vie. Pourrait rester ici mais ne rêve que d’ailleurs. «Ici, les gens ne veulent pas bosser, les jours se ressemblent: mêmes personnes, mêmes bars, inlassablement. Partir en France? Oui, cela me plairait, mais les conditions d’accueil se sont fortement durcies: tu dois justifier d’un bon salaire régulier, ce qui complique les choses quand tu es à ton compte». Alors, Hedy enchaîne les playlists pour une région du monde qui ne l’inspire guère, mais qui, au moins, le fait vivre. Sentiment également partagé par Sarah, une juriste franco-tunisienne qui travaille pour l’industrie pétrolière. Même constat mais autre regard: «C’est de l’intérieur que l’on pourra changer les choses. Pas en quittant le pays». D’autres témoignages renvoient la balle à la France. «C’est elle qui nous a mis dans la merde», convergent certains. Peut-être, mais depuis le temps, beaucoup, sans doute, aurait peut-être pu être fait de l’intérieur. Pensée intuitive, toute personnelle.

A Kairouan, les jours suivants, une expression courante prendra le dessus sur toutes les questions: «Inchallah». Même quand tu demandes à ce qu’un gars te confirme un rendez-vous pour le lendemain. Et cette envie de lui dire: «Eh, mec, Dieu n’y est pour rien dans l’histoire. Se pointer à une réunion ne dépend que de toi». L’une des choses qui minent les Tunisiens de tous âges et de tous bords croisés? Cette faculté toute locale – à l’exception du passif français – à toujours se trouver des excuses pour ne pas… «Je vais te donner un exemple, confie un gars rencontré dans un bar lors de notre deuxième nuit sur Tunis. T’imagines pas le nombre de gens qui crachent ici sur ceux qui ont monté un business, un bar, ou je ne sais quoi. Ils les traitent de tous les noms, envient leurs revenus, leur veulent parfois du mal. Mais ils ont fait quoi, eux, pour se tirer vers le haut?! Rien! Tu vois, c’est aussi pour ça que ceux qui ont envie d’avancer veulent se casser d’ici et regardent vers la France, l’Europe ou d’autres pays encore. Tu ne peux pas bosser avec des types comme ça qui refusent de se sortir les doigts!». Tunis est belle, pourtant. Aurait tout pour (re)devenir une grande.

De la terrasse du Jamaïca – premier soir –, vue à 360° ou presque sur une ville étincelante. Théâtre en contrebas, Medina sur la droite, mer à gauche, passée l’avenue sur laquelle trône le grand hôtel Africa. Cimetière loin, en face: celui où est enterré la grand-mère de Jo. Moment doux, paisible, sous un léger vent du sud au souffle de plus en plus nordique à mesure que la nuit avance. Puis bar Reggae d’un pote à lui, l’un des ces jeunes trentenaires qui ont décidé de faire plutôt que de se complaire. La scène ouverte s’ouvre au blues pendant qu’en extérieur l’ambiance est toute «Marleysienne». Lieu perdu entre deux rues bancales du centre, blindé de monde qui te rappelle certains soirs de Beyrouth. La Tunisie, les gens, la révolution, la politique, le WTF d’un président de 92 ans, la françafrique, alors que les langues se délient avec des trentenaires que j’y croise, tout y passe entre deux Mojitos dont on cherche encore l’alcool ou deux Celtia, bière locale qui circule de bars en bars. Et puis, ce point d’espoir, toutefois, cet acquis de la Révolution: le droit de parler librement que chacun apprécie pour ce qu’il est: une avancée démocratique précieuse, majeure, choyée, longtemps inespérée. Mais qui ne suffira pas à tout résoudre. En même temps, chacun le concède: construire un Etat idéal ne se fera pas en un jour, là ou la France ou le Royaume-Uni ont mis plus de deux siècles à en poser les bases.

4h00 du mat. Le restant de la troupe strasbourgeoise nous rejoint à l’hôtel, exténuée. Entre 6 et 8 heures d’attente à Entzheim sur le vol Tunisair. Et un appel d’un officiel pour que les gars de l’hôtel acceptent, malgré l’horaire, de leur envoyer une navette pour les derniers kilomètres.

Photo : Charles Nouar / Avenue de Paris, entre Majestic et Jamaïca. Flou nocturne d’une jeunesse