Voyage en absurdie

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L’Egypte a eu ses pyramides, le Moyen-Age ses cathédrales, la Renaissance ses peintres et ses sculpteurs. Dans quelques siècles, les historiens établiront que notre plus grand apport à la civilisation est l’invention des centres d’appels.

Bureaucratie. Voilà un mot qui fleure bon le soviétisme d’antan. Avec ses copains nomenklatura et apparatchik, on se retrouve projeté trente, quarante, cinquante ans en arrière. Ce n’est pas de la douceur proustienne en mode madeleine mais plutôt de l’écrasé d’olives façon knout. On ne demande pas du rab à la cantine. Heureusement, la fin de l’URSS a permis à la démocratie de répandre la joie et la liberté dans l’ancien bloc de l’Est (ceci est une plaisanterie). Vous me direz: quel est le rapport avec les centres d’appels? Je vous répondrai: j’y viens. Seulement je prends mon temps (je suis payé à la ligne).
Or donc, qui n’a pas eu le bonheur insigne, le plaisir intégral, la jouissance, l’extase d’avoir affaire à un centre d’appels? Si il vous contacte , vous pouvez vous en sortir facilement, avec plus ou moins de courtoisie. Mais si c’est vous qui appelez, alors là mes amis… Entre l’attente (avec? avec?… la petite musique débile, évidemment!), le renvoi d’un service à l’autre (avec retour au point de départ, mais c’est vous qui n’avez pas clairement formulé votre demande bien sûr), la répétition de formules standardisées, toujours les mêmes, qui vous donne quand même un tout petit peu l’impression d’être pris pour un benêt…vous aurez perdu 45 minutes de votre existence à ne pas régler un problème (il faudra rappeler ultérieurement). Voire, si vous êtes chanceux, à en créer un autre. Bref, du Kafka pur jus. C’est là qu’on se rapproche de la bureaucratie. Car le point commun est là: l’absurdité du système. Plus précisément, l’absurdité est l’expression d’un principe plus simple et plus fondamental qui la fonde. Ce principe c’est le chiffre. Ou le nombre, comme vous préférez. Qu’est-ce à dire?

« Cette belle invention s’appelle le new public management »

Depuis le début des années 80, nous avons vécu une révolution. Pas celle des grands soirs et des barricades, pas celle des Bastilles et des Palais d’Hiver, une révolution à bas bruit, une révolution de malins. « L’économie n’est que le moyen. L’objectif est de changer les coeurs et les âmes » disait Margaret Thatcher. Hé bien bravo Maggie, on est en plein dedans. Regardons un peu autour de nous. Deux médecins, dont un strasbourgeois, ont récemment fait paraître un livre (1) dans lequel ils détaillent par exemple ce que la tarification à l’acte (T2A) a induit dans la façon de soigner. Les actes pour la clientèle privée ayant tendance à être privilégiés au sein de l’hôpital, on se demande un peu ce que devient l’intérêt général. Quant à l’objectif d’économie et de rentabilité avancé, il conduit infailliblement à diminuer moyens et effectifs d’un autre côté. Et l’on préfère, tant qu’à faire, de longues maladies, bien coûteuses. Un médecin peut ainsi s’entendre reprocher le plus sérieusement du monde de trop bien soigner ses malades, trop vite, trop…pas assez cher. Ce n’est pas comme si la santé était précieuse, autant la laisser aux mains des gestionnaires. Quant au médecin et personnel soignant qui regimberait, on saura lui trouver un beau placard ou le pousser vers la sortie à coups de vexations et d’humiliation.

Cette belle invention s’appelle le new public management. C’est magique, ça transforme les usagers en clients et les professionnels en déboussolés. Aujourd’hui, une infirmière doit remplir une fiche d’identification, noter les antécédents médicaux et chirurgicaux du patient (bien qu’ils figurent déjà dans son dossier médical), une feuille d’autorisation à pratiquer les soins, une feuille de données cliniques. Au fur et à mesure de la journée, elle doit inscrire chaque acte prodigué sur une feuille de surveillance et à la fin établir le score de Chung (pour arriver à un score entre 9 et 10 qui permettra au patient de sortir). Et enfin la feuille de sortie. Et ceci pour chaque patient. Ce qui aboutit à lui prendre 30% de son temps de travail. Au détriment de ce qui constitue l’essence même de son métier: le soin. Mais que voulez-vous, il fallait paraît-il une médecine performante, rentabilisée, rationalisée.

« Et comme c’est bien connu, dans le public il n’y a que des fainéants… »

Comment s’y est-on pris? C’est fort simple, il s’agit de compter. On dénombre, on fractionne, on comptabilise. Et donc on met en place des indicateurs puisque tout doit pouvoir se chiffrer, en particulier la performance. C’est toute une ingénierie qui s’est ainsi appliquée. L’hôpital public est un exemple parmi d’autres, la formule est toujours la même. La Poste y a goûté aussi (il n’y a pas eu une vague de suicides à La Poste ces dernières années? Non? Ah je croyais); l’université également, Pôle emploi, bref, toutes les administrations, peu ou prou. Et comme, c’est bien connu, dans le public il n’y a que des fainéants, on va lui appliquer les méthodes du privé (par essence forcément meilleures). Ceci repose sur l’idée que le management, ou le managérialisme, est une méthode scientifique est qu’il permet de gérer n’importe quelle entreprise, voire n’importe quelle organisation selon ses préceptes. Et avec l’attention de plus en plus concentrée sur la qualité du produit, les procédures de normalisation et de certification se sont multipliées. Organisation en flux tendu, sous-traitance, partenariat, externalisation, apportent également leur lot de mise en conformité et ajoute leurs normes. Et la norme appelle la norme… Si l’on fixe des objectifs, il faut pouvoir évaluer l’effort en vue de les atteindre, donc mettre en place des indicateurs. Quant à l’exponentiel développement de l’audit, du benmarch et du reporting, il participe de cette énorme formalisation des relations de travail et de production, de même que les contrats de plus en plus détaillés.
Lorsqu’il s’agit de réduire les coûts et d’éviter tout risque, il faut savoir aller dans les détails. À l’heure du numérique et de la dématérialisation on peut certes éviter de parler de paperasserie. Mais ça paperasse quand même pas mal… Avec l’importation japonaise de l’idée d’amélioration continue dans les années 90 et de la norme dite d’excellence (pour qui?), un pas important avait déjà été franchi. Pour obtenir une certification ISO ou répondre à un appel d’offre, autant se lever matin. Et si vous avez oublié le formulaire XR-312-B, tant pis pour vous. De là à penser que la véritable compétence consiste à remplir des papiers correctement plutôt que de savoir faire son métier…

La bureaucratie a bien une longue histoire (le mot semble-t-il été utilisé pour la première fois par Grimm en 1764). Tout Etat a besoin d’une bureaucratie. L’écriture est captée par les empires et cités-Etat dès son apparition pour centraliser les informations (les scribes en Egypte par exemple). Mais elle a connu un essor déterminant au tournant des XIXème et XXème siècle. C’est Max Weber qui s’est le plus sérieusement penché sur la question. Et si, notamment dans les analyses qui seront faites du système soviétiques par Lefort ou Castoriadis plus tard, on peut voir la bureaucratie comme une couche parasitaire, ce n’est pas le cas pour le sociologue allemand. Celui-ci établit qu’elle se caractérise par la division du travail, la spécialisation et l’évaluation par des procédures impartiales (2). Le besoin de prévoir et d’organiser la production s’articule avec l’expansion industrielle. Pour Weber, la bureaucratie ne se cantonne donc pas à l’Etat mais s’applique à tous les domaines: Eglises, groupes d’intérêts, partis politiques… Et de conclure: « L’avenir appartient à la bureaucratie » puisqu’elle est « le moyen pour transformer une action sociale en une action organisée rationnellement ». Elle est donc un phénomène social.

En quoi cela est-il différent aujourd’hui. Selon Béatrice Hibou (3), qui consacre l’expression de bureaucratie néolibérale, elle présente deux dimensions nouvelles. D’une part elle est issue du privé et s’impose au public qui deviennent du coup tous les deux coproducteurs de normes. La distinction entre les deux domaines devenant de fait moins tranchée, le second s’hybride sous l’effet du premier. D’autre part, elle est devenue beaucoup plus abstraite: « Le processus d’abstraction et de catégorisation est si poussé et généralisé qu’il fait perdre le sens des opérations mentales qui le guident et tend à assimiler le codage et la formalisation à la réalité ». Pour le dire autrement, on finit par perdre de vue ce qu’est le réel au profit des idées qu’on s’en fait. Les normes remplacent la vie. Or dans le travail, tout ne s’évalue pas et tout n’est pas réductible à des nombres. D’où cette perte du sens du travail dont beaucoup peuvent se plaindre.

« Malgré le mantra de la flexibilité, la bureaucratie non seulement n’a pas disparu mais elle s’est transformée et renforcée »

Revenons par exemple à nos centres d’appels. Il est facile de s’en gausser. Mais que sait-on de ceux qui y travaillent? Une étude assez récente s’est penchée sur le sujet (4). Elle constate que la plupart des employés de ces centres sont pris en tenaille entre deux logiques contradictoires: la logique de service et la logique de rentabilité. Parce que pour gagner plus, il faut vendre plus. Mais pour vendre plus, il faut savoir biaiser un peu, ne pas donner toutes les informations au client, embellir un peu les offres. Il y a les tricheries: on maquille sa voix pour faire semblant de passer l’appel à un supérieur, par exemple. Il est assez aisé de comprendre qu’on peut se lasser de se faire engueuler à longueur de journée par des fâcheux. Mais plus encore, les opérateurs sont incités par leur hiérarchie à mentir aux clients. Évidemment, cela ne se fait pas par écrit… Mais les employés, après bien des hésitations, témoignent: « Pour être un bon vendeur, loué par la hiérarchie, il faut tromper le client pour faire du chiffre. On encense ceux qui trompent ». Pour qui a un minimum d’éthique, on conçoit que la pilule passe mal. C’est une pure et simple inversion des valeurs: la vérité est proscrite, le mensonge est récompensé. Quelle organisation pourrait longtemps survivre à cela? Alors à l’avenir, cher lecteur, garde un brin de compassion pour ceux qui accomplissent une tâche bien ingrate.

Où l’on voit par ce nouvel exemple l’incompréhension qu’ont les salariés des buts de leur entreprise. Même si la généralisation des procédures jusqu’à l’absurde qui caractérise la bureaucratie n’est pas ici totale, le résultat est pire. Mais de la souffrance toujours. Le paradoxe qu’il faut noter ici, c’est que, malgré un certain assouplissement de la verticalité hiérarchique (comme la connaissait Max Weber), malgré le mantra de la flexibilité, la bureaucratie non seulement n’a pas disparu mais elle s’est transformée et renforcée. Sans doute parce qu’il faut y voir autre chose qu’un simple mode de gestion. Son essence est de faire entrer la réalité dans des catégories abstraites issues du monde l’entreprise, nous l’avons dit. La bureaucratie est, de plus, un phénomène social, tout le monde la subit.

Qu’est-ce donc alors sinon un moyen de contrôle exercé sur nous. Car l’Etat lui-même obéit désormais à cette logique. Il est là le règne des experts et des technocrates. Comme l’écrit B. Hibou: « contrairement à une idée dominante, on n’assiste pas aujourd’hui à un délitement du politique, à sa disparition, à son épuisement et à sa désaffection de la part des citoyens davantage devenus consommateurs, contribuables, clients ou sujets, voire bureaucrates, mais bien à un redéploiement du politique dont les contours sont précisément dessinés par cette nouvelle forme de gouvernement ». Nous ne sommes plus dans une relation classique au pouvoir, hiérarchique, verticale (d’où les nombreuses discussions sur la fin de l’autorité par exemple) mais dans une forme de domination fondée sur les dispositifs, les normes et les procédures. Autrement dit une formalisation systématique. Et toute domination repose sur une part de soumission volontaire n’est-ce pas?… Avons-nous gagné au change? C’est douteux. D’autant qu’avec l’emprise croissante des algorithmes et des big datas sur nos petites existences, les mailles vont se faire bien plus fines, bien plus efficaces.
Vous je ne sais pas, mais moi ça me turlupine.

 

1. Hôpitaux en détresse – Patients en danger [Ed. Flammarion]
2. Economie et société, T1, Max Weber, Pocket 1991
3. La bureaucratisation néolibérale, Béatrice Hibou, La Découverte, 2013
4. Mentir au travail, Duarte Rolo, PUF, [Prix Le Monde de la recherche universitaire]