Docteur Syamak Agha Babaei « On est submergé… »

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Le Docteur Syamak Agha Babaei, 41 ans, prend en charge des patients depuis onze ans au service des urgences de l’actuel NHC. Délégué de l’Association des Médecins Urgentistes de France, le syndicat présidé par Patrick Pelloux, le témoignage de ce médecin urgentiste dit mieux que tout le découragement et la fatigue qui gagnent les personnels de ce service et les questions qui les assaillent au cœur des batailles qu’ils mènent au quotidien…

De tous côtés, les témoignages des personnels hospitaliers concordent : les gens se sentent fatigués et même, parfois, se disent usés…
– « C’est tout à fait vrai. À Strasbourg, nous sortons du plus difficile des hivers que j’ai pu vivre depuis 2007, date de mon entrée dans ce service. C’est assez facile à décrire : tu commençais le matin et ton service était déjà plein. Concrètement, très tôt, tu n’avais déjà plus de brancard disponible. Il fallait donc essayer de faire sortir les gens qui étaient là pour espérer accueillir de nouvelles personnes et ce, du matin au soir. À côté de ça, la pression était constante puisque le Samu recevait des appels de gens qui devaient être hospitalisés. À la fin, tu en es réduit à n’être qu’un manager de flux : tu as un flux entrant, les patients qui arrivent, un flux sortant de patients que tu dois hospitaliser et tu as un stock de brancards disponibles sur lesquels tu dois pouvoir mettre les gens. Il te faut manager ces flux en permanence, donc ton boulot perd en qualité, tu n’échanges plus beaucoup avec tes patients : quelquefois, tu passes tellement de temps à dénicher un lit pour ton patient que lorsque ta démarche aboutit favorablement, tu n’as même pas le temps de lui annoncer toi-même la bonne nouvelle. Ce sont les brancardiers qui, dans ce cas-là, attirent ton attention et te demandent d’expliquer au patient dans quel service il va aller…

Le professeur Christian Marescaux, que nous avons rencontré, dit clairement que les patients sont de plus en souvent en danger…
– Et il a tout à fait raison de le dire. C’est bien pourquoi, aux Urgences, nous nous sommes mobilisés autant en étant en grève une bonne partie de l’hiver. Ceci dit, on a tous travaillé car nous étions réquisitionnés, c’est la règle dans un service comme le nôtre. Que disions-nous si ce n’est cette évidence ? Quand on doit faire face à un tel débit de patients entrants pour lesquels nous n’avons pas de solutions, il y a un vrai risque, celui de ne pas être à même de détecter un danger à temps. Il faut bien comprendre qu’un patient qui nécessite d’être hospitalisé et qui ne trouve pas la place adéquate et qui, donc, reste aux urgences a plus de chances d’y mourir. À certains moments cet hiver, on avait beaucoup de monde en permanence, des gens dans un état plutôt grave et inquiétant, loin du profil « bobologie » qui est souvent mis en avant par la ministre de la Santé pour parler des gens qui viendraient encombrer les Urgences avec des pathologies tout à fait mineures. Non, on avait des gens pour qui être hospitalisé était une nécessité mais on ne trouvait pas les lits d’hospitalisation dont nous avions besoin. Et là, on touche à une des conséquences de ces années et ces années de coupes drastiques dans le budget de l’hôpital : à force de fermer des lits, à force de manquer d’anticipation sur ces pics de fréquentation, on en est arrivé à la situation extrême de cet hiver. Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre : l’hiver, c’est chaque année, la grippe, c’est chaque année et les autres problèmes aussi. En revanche, l’anticipation, c’est jamais… Comment se fait-il qu’un modèle qui se veut au top du management est incapable au final de planifier une réponse adaptée à des phénomènes épidémiologiques qui sont parfaitement prévisibles chaque année ? On connaît les données statistiques des services d’urgences des hôpitaux français : chaque année, les recours augmentent. Un français sur trois se rend chaque année aux Urgences, ce sont donc plus de vingt millions de personnes qui s’y rendent ! C’est devenu un endroit où on va couramment. À cela s’ajoutent plusieurs phénomènes, comme la population qui, en moyenne, vieillit et devient polypathologique : on a un diabète, une insuffisance cardiaque ou les reins qui sont impactés, une insuffisance respiratoire chronique, bref des pathologies plus difficiles à traiter. Et on a aussi, heureusement, une population qui vit plus longtemps qu’auparavant grâce à notre système de santé justement. Et des gens qui vivent plus longtemps sont également malades plus longtemps, parfois. Tout cela explique le nombre de recours en augmentation dont je parlais. Enfin, pour expliquer cette hausse de fréquentation, il y aussi la diminution très importante, depuis plusieurs années, du nombre de lits de court séjour. Ce qui coûte cher à l’hôpital, ce sont les frais de personnels et le nombre des personnels soignants est conditionné par le nombre de lits. Au NHC, on a fermé 25 lits de gériatrie il y a cinq ans. La direction de l’hôpital s’est engagée à les rouvrir. Et c’est là que l’on se rend compte que s’il est très facile de fermer des lits, il est beaucoup plus compliqué de les rouvrir : il faut réengager du personnel médical compétent et ça, ça ne se fait pas du jour au lendemain…

La gestion même de l’hôpital public a changé. La tarification à l’activité (TAA) est venue supplanter le système traditionnel de financement…
Oui. Avant 2007, c’est la dotation globale de fonctionnement qui générait les budgets pour leur partie principale, budgets qui étaient ensuite abondés s’il s’avérait qu’il y avait plus de besoins. Depuis qu’on a mis en place un taquet (on a fixé à 2% le taux maximum d’augmentation des dépenses de santé), on a imaginé la TAA pour tenter de contenir l’augmentation des dépenses. C’est le modèle de financement de base de la médecine libérale -je fais un acte, il est rétribué tant…-, on s’est dit qu’on pouvait financer les hôpitaux sur ce modèle. Seuls certains services  dits d’intérêt général, dont les Urgences ou le Samu, justement, échappent à la tarification à l’activité. La conséquence de ce nouveau modèle n’a pas mis longtemps à apparaître : la quasi totalité des hôpitaux s’est retrouvée rapidement en déficit. Facile à comprendre : l’hôpital public, par définition, accueille tout le monde notamment tous ces gens aux pathologies compliquées, qui, en plus de leur problème aigu, ont du mal à marcher, sans parler de la présence d’un problème de maintien à domicile en cas d’isolement social. Bref, le système public de santé s’est trouvé désavantagé par rapport aux cliniques privées qui, elles, ne sont pas tenues d’accepter tout le monde. Pour couronner le tout, se voyant structurellement en déficit, les hôpitaux publics ont tous pensé que la meilleure manière d’obtenir plus d’argent était de multiplier les actes. Et cette inflation des actes a creusé à son tour les déficits. Un système pervers, je ne vois pas d’autre mot. On a voulu appliquer à l’hôpital public un mode de gestion managérial qui est normalement celui du système marchand. L’évidence est là : appliquer les préceptes de management de l’entreprise privée à un secteur qui a des impératifs et des nécessités qui ne peuvent être rentables est un échec. Rééduquer une personne âgée à la marche, traiter son infection, mettre en place tout ce qu’il faut pour son retour à domicile, ça prend quelquefois beaucoup de temps. Et ce temps-là, dans le modèle de la tarification à l’activité, il n’est ni valorisé ni pris en compte. Les gens qui ont mis en place ce système sont des idéologues, ils ont voulu, de façon purement idéologique, imposer à l’hôpital public un modèle qui est celui de l’entreprise privée. Et ça ne marche pas. Il suffit de voir comment le personnel est géré : quand je regarde le service des urgences du NHC, le turn-over des personnels infirmiers est ahurissant ! Et ça, ça n’interpelle personne, on se dit que c’est normal tant travailler aux Urgences est difficile. Mais si dans une entreprise, ou même dans une administration, 80% du personnel d’un service ou d’un département demandait à partir, on se poserait sûrement la question de savoir si ces personnes sont bien dans leur travail et pourquoi un tel nombre de personnes souhaitent changer de job, non ? Enfin, il faut ajouter à tout ça un manque flagrant de démocratie sociale. Nous qui travaillons au quotidien dans ce type de services, nous avons des idées, il faudrait quand même qu’à un moment ou à un autre, on nous écoute… Nous savons mieux que tout le monde comment améliorer la gestion d’un service d’Urgences. Quelqu’un qui n’y a jamais ni travaillé ni mis les pieds va avoir beaucoup de mal à le faire, ça me paraît évident. Un mode de management plus ouvert et plus respectueux amènerait les uns et les autres à se sentir vraiment considérés. Et ce serait assez formidable d’enfin se sentir considéré : on fait un métier très pénible, très dur et exigeant mais ce métier nous plait. Parfois, on sauve des vies, et le plus souvent, on est dans des gestes de soin, on prend soin des gens et on est souvent le dernier recours quand les autres n’y peuvent plus rien, donc ce serait sympa d’avoir de temps en temps un petit mot de la part des gestionnaires, une petite visite, un « merci », « bravo », « c’est bien ce que vous faites… ». Même ça, on ne l’a pas.

On parle souvent de maltraitance. C’est le cas ?
On caricature souvent nos demandes de moyens supplémentaires mais pourtant, ce qu’on demande est à mettre en face de besoins qui sont pourtant spécifiques. Dans une garde normale au service des Urgences, je vais prendre en charge une fin de vie, car un jour sur deux il y a une personne qui décède, je vais prendre en charge une personne violente parce qu’alcoolisée, je vais prendre en charge une tentative de suicide et puis, à côté, je vais devoir gérer des urgences vitales et d’autres, plus relatives, et enfin, des problématiques sociales. On voit bien qu’on ne peut pas traiter correctement tout cela, dans la même soirée et avec la promiscuité inévitable dûe à des locaux où on manque d’espaces. La situation actuelle produit en effet de la maltraitance : une personne qui reste allongée sur un brancard pendant 24 ou 48 heures est en situation de maltraitance, je suis désolé de le dire. Aussi longtemps sur un brancard, tu as mal partout, tu dois demander pour aller aux toilettes ou avoir un verre d’eau, tu es à la vue de tout le monde, ça circule tout le temps dans ce couloir, les lumières du plafond sont allumées en permanence… Il faudrait que certains passent 24 heures ainsi pour vraiment se rendre compte. Au-delà de cette maltraitance, je sais que nombre de médecins urgentistes comme moi ont la hantise de cette situation fréquente où on ne pourra pas s’occuper efficacement d’un patient parce que nous avons beaucoup trop de situations à gérer en même temps, parce qu’il y a trop de monde. Et si là, avec ce ixième patient, est-ce qu’on ne va pas commettre la faute fatale, indéfendable, parce que, tout simplement, on n’aura rien vu parmi toute cette agitation…

Le président de la République a annoncé son intention de réformer le système en abandonnant la tarification à l’acte. Vous êtes ainsi un peu entendu, non ?
J’espère qu’il le fera vraiment. Mais c’est une réforme en profondeur du système de santé publique dont nous avons besoin. Et pour que cette réforme soit enfin efficace, il faut prendre du temps. Il faut y associer, outre les experts et les politiques, les gens qui travaillent à l’hôpital et les citoyens. Une telle réforme ne pourrait se réussir que si elle était mise en place par bassin de vie. Il ne faut surtout pas que ce soit une réforme dictée d’en haut, avec une concertation numérique pour la forme, pour se donner une bonne conscience. Ça, il y en a vraiment marre ! Ça prendra plusieurs années pour mettre tout à plat et amener les améliorations indispensables mais, pour une fois, faisons une bonne réforme, consultons toutes les personnes qui travaillent dans le secteur de l’hôpital public et mettons en place une véritable consultation de tous les acteurs de santé, sans oublier les usagers. Et respectons ceux qui sont là. Car ils y croient : si j’étais allé dans le privé, j’aurais sans doute travaillé un peu plus mais j’aurais gagné trois fois plus. On est là parce qu’on croit au service public de santé et parce qu’on aime le métier qu’on fait. Donc, on pense avoir quelques idées sur la manière dont on peut améliorer les choses… »

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