Un Alsacien au Japon – épisode 38
Des fleurs et des hommes
Depuis que vous êtes arrivés au Japon vous vous intéressez à la pensée zen. Quitte à être plongé dans une toute autre culture, autant essayer d’en comprendre les fondements. En lisant justement un essai sur la question vous tombez sur un chapitre qui traite de la “Voie des fleurs“, l’ikebana, ou comment accéder à la plénitude à travers la technique de l’arrangement floral. L’expérience vous tente (même si le tir à l’arc – kyudo – ou le kendo vous intriguaient aussi) et vous décidez de vous y mettre.
À l’aide d’un livre emprunté à la médiathèque française vous découvrez l’univers de l’arrangement floral et ses implications dans la philosophie zen. Au Japon la moindre pratique a été portée au rang d’art et l’ikebana ne fait pas exception, c’est une affaire à prendre au sérieux. Vous avez désormais une idée de la théorie, il faut maintenant passer à la pratique et pour ce faire, s’équiper un peu. Des ciseaux, un petit sécateur et deux accessoires propres à l’ikebana : le kezan (un socle en métal couvert de pics et sur lequel on plante les tiges des fleurs) et le vase. Même au Japon, ces deux objets sont difficiles à trouver, il faut se rendre dans un magasin spécialisé, du genre de ceux qu’on trouve à Kappabashi-dori. C’est le nom d’une rue qui abrite pas moins de 160 magasins, tous dédiés aux professionnels de la restauration ou à la décoration.
Un samedi matin vous commencez donc à arpenter ces 800 mètres d’enseignes (annoncés par une statue géante de cuisinier), à la recherche de kit d’apprenti ikebaniste… Pour être certain de gagner en clarté et même si c’est un peu rustre, vous avez pris une photo de kezan sur votre smartphone (smartphone qui sera de toute façon à court de batterie à mi-parcours). La rue n’est pas franchement touristique et on vous regarde parfois bizarrement, surtout quand vous rentrez dans un magasin de porcelaine avec votre sac à dos ! Vous trouvez justement un vase, carré et plat (juste de quoi immerger le kezan), il sera parfait pour mettre en valeur vos futures compositions. Pour le kezan justement c’est une autre affaire. Magasin de décoration, quincaillerie, difficile de savoir où chercher. De fil en aiguille vous vous retrouvez à tenter votre chance un peu partout. Vous savez maintenant très bien mimer le geste de planter une tige. Vous découvrez ainsi tout l’envers du décors de la restauration tokyoïte. Des magasins qui ne vendent que des lampions à ceux spécialisés dans les bols et baguettes en passant par le fournisseur officiel de faux plateaux repas en plastique (prêts à être mis dans la vitrine de votre restaurant pour appâter le client). Au passage vous perdez bien une demi-heure à regarder tous les rayons où trônent des mets alléchants pour l’éternité et vous repartez même avec une version porte-clé d’un sushi à la crevette ! Mais la matinée avance et toujours pas de kezan.
La voix du zen ne connaît pas de genre !
À tout hasard vous rentrez dans une énième boutique de vaisselle et refaite votre improvisation de mime quand une cliente vous aborde et vous explique en anglais qu’il faut vous rendre au prochain carrefour, à droite. Le boutique en question est une coutellerie, des lames du sol au plafond, de toutes les tailles, pour tous les usages et à tous les prix. C’est une vieille boutique artisanale et on peut même choisir sur quel type de manche on souhaite voir monter sa lame. Un jeune vendeur est d’ailleurs en pleine discussion au téléphone avec un client anglais et le deal semble sérieux (sûrement un chef de renom). Vous vous dirigez vers le comptoir derrière lequel attend au milieu d’une vie de souvenirs un vieil homme édenté. Qui sait, il va peut-être vous proposer d’acquérir un animal merveilleux ou une relique maléfique. Mais non, il se contente de vous sourire de toute sa bouche. Le mot kezan ne lui dit rien (peut-être est-il sourd, ou, plus probable, vous prononcez mal, ce qui expliquerait vos déconvenues depuis ce matin). Votre explication à l’italienne, tout en gestes, elle, en revanche fait mouche et le papy de plonger dans son fourbi et de vous tendre le Saint Graal. Vous acquiescez tout content et le bon monsieur commence à l’emballer en vous parlant en japonais. Le jeune trader en couteaux a vendu ses lames au bout du monde et prend la peine de vous traduire : “il dit que c’est un loisir de femme“. Et alors, la voix du zen ne connaît pas de genre !