Un Alsacien au Japon – épisode 53
Soirée 80
Ce soir un ami vous a promis de vous amener dans un endroit tout particulier de Tokyo. Dans le quartier des affaires, sous la gare de Shimbashi, existe en effet un couloir, hors du temps, où sont alignés une série de petits bars qui n’ont pas bougé depuis au moins un demi-siècle. C’est un lieu qu’on qualifie ici de « Showa« , en référence à l’Ère du même nom, celle de l’Empereur Hirohito qui dura de 1926 à 1989. Cette période, appelée également « Ère de la Paix rayonnante » porte cependant mal son nom car elle connut des coups d’état et de nombreuses guerres, contre la Chine, l’Union soviétique et enfin, les Alliés. Il faudra attendre 1964, et les premiers Jeux olympiques au Japon pour retrouver enfin paix et prospérité. C’est justement cette prospérité des années 70/80 qu’on retrouve dans ces lieux et qui rappelle aux Japonais d’un certain âge leur riche jeunesse, celle antérieure aux années 90, la fameuse « décennie perdue », où la bulle spéculative japonaise a éclaté faisant dégringoler la Bourse. C’est donc un public de 40, 50 ans qui fréquente ces lieux, loin des bars à la mode.
Ici tout est dans son jus, des tabourets en similicuir aux publicités, tout est d’époque et les comptoirs affichent une patine déposée par des décennies de manches de costumes bon marché. Ici que des habitués donc. On s’y retrouve entre collègues à la sortie du bureau, on y emmène une dame d’un soir, à l’abri des regards… Dans de petits bars où l’on tient à peine à 8 personnes, on déguste du saké en grignotant des brochettes, cigarette au bec. Même si pour vous, les années 80 sont plutôt celles où votre père vous déposait en R14 à la maternelle, l’ambiance vous évoque tout de même quelque chose et curieusement, vous vous sentez à l’aise dans cet endroit.
Alain Delon, Sophie Marceau et même Zinédine Zidane
Avec votre ami, vous choisissez un bar dans un renfoncement, à l’angle d’un passage. Taillé en forme de triangle, on s’installe à un comptoir derrière lequel trône la patronne, une mamie apprêtée qui prend soin de ses hôtes et chantonne en servant du saké dans sa robe à fleurs. On vous accueille comme si vous étiez de la maison et comme d’habitude on vous presse de questions (c’est si rare de voir des gaijin ici). D’où on vient ? Qu’est-ce qu’on fait dans la vie ? Qu’est-ce qu’on préfère au Japon ? Curieusement la question du prénom vient souvent plus tard dans la discussion. Les autres clients se font un devoir de vous faire goûter leurs plats (du poulpe grillé), on vous offre un verre, vous êtes des leurs. Un client vous dit qu’il était déjà en France, il aime ce pays mais désormais il a trop peur pour y retourner, comment lui donner tort ? Tout le monde dans l’assistance veut donner le change et l’on vous cite pêle-mêle des noms de personnalités françaises. Alain Delon, Sophie Marceau et même Zinédine Zidane… quand on vous dit que ce lieu est figé dans le temps !
La soirée bat son plein, votre ami est à court de cigarettes et demande où il pourrait en acheter. Il faudrait sortir de la station et de peur de mal indiquer la direction, un des clients se propose de faire la commission. Inimaginable en France n’est-ce pas ? Le coursier revient, c’est évidemment l’occasion d’une nouvelle tournée. Vous, vous avez épuisé votre réserve de vocabulaire (et c’est tant mieux car à chaque phrase bien placée votre capital sympathie et le niveau de votre verre augmentent de concert). D’ailleurs on va bientôt fermer, il ne faudrait pas rater le dernier métro. La patronne se remaquille (peut-être a-t-elle un rendez-vous galant), tout le monde paie et l’on s’en va. Vous quittez tout ce petit monde en lançant un « mata ne » (à bientôt), réponse collégiale et clin d’œil de la patronne. Vous reviendrez pour un voyage dans le temps.