Un Alsacien au Japon – épisode 57
Arrivé comme une fleur
Une fois de plus, le réveil sonne bien tôt pour un samedi matin ! Pas de visite du marché aux poissons cette fois même si c’est toujours dans la baie de Tokyo que vous vous rendez alors que le jour pointe à peine. En ce jour d’anniversaire, vous vous êtes prévu une visite du marché d’Ota. Fondé en 1989 et couvrant 39 hectares (presque le double de celui de Tsukiji), ce Rungis tokyoïte voit passer 300 tonnes de produits de la mer et tout autant de fruits et légumes tous les jours. Pourtant, si vous avez tourné le dos à votre grasse matinée, ce n’est pas pour aller acheter du bœuf de Kobe (massé à la bière ou au saké) ou du Fugu (poisson toxique s’il est mal préparé). Non, si vous êtes dans le premier métro avec les fêtards de la veille, c’est que vous voulez assister à la vente aux enchères du marché aux fleurs.
Tous les matins à 7h (sauf le dimanche) se vendent en effet, dans un hall de 2 hectares, environ 300 millions de fleurs. Visibles depuis une plate-forme en hauteur, les précieuses graminées et autres plantes à bulbes sont transportées dans des racks sur roulettes au centre du hall. Là, calés dans leurs sièges d’amphithéâtre, les acheteurs font leurs propositions de prix (dégressifs) depuis une console électronique. Pas de cris à la foire d’empoigne donc, mais un ballet coloré où après chaque passage, la marchandise file vers les quais d’embarquement. Dehors c’est en revanche une cacophonie de klaxons, des transporteurs chargés à bloc circulant à toute berzingue pour charger les camions.
Arrivé justement par ce côté-là (les yeux rivés sur votre plan), vous avez bien failli finir sur une palette de bégonias, en route pour un fleuriste du centre-ville. Après vous être fait rabrouer par un cariste, vous avez longé prudemment l’entrepôt jusqu’au hall pour observer en toute tranquillité la vente aux enchères du haut de votre perchoir. Les affaires une fois faites, on commence déjà à remballer, c’est le moment que vous choisissez pour redescendre et observer les étalages des boutiques permanentes sur les côtés. Couleurs, formes, parfums, à chaque pas c’est un autre éclat, une autre bouffée. Des fleurs mais aussi des plantes, des jeunes arbres, des feuillages et même de la mousse, toute la flore du monde se tient devant vous même si certaines espèces semblent tout droit venues d’une autre galaxie…
Sensibilité d’ikébaniste oblige, vous êtes à deux doigts de détourner un Fenwick pour embarquer toutes les fleurs qui feraient un superbe arrangement. Vous tombez ainsi sur une magnifique orchidée jaune, abondamment fleurie et à un prix imbattable. La vendeuse qui passe l’entrée de son magasin au jet d’eau vous observe d’un drôle d’œil et vous vous demandez si vous n’allez pas prendre une rincée. Entre deux salves vous vous approchez d’elle et tout en lui désignant la plante, lui demandez si vous pouvez l’avoir. Bras en croix et mine désolée, c’est (pour une fois) un non catégorique ; dans un anglais hachuré on vous précise même : « on-ly for pro-fe-ssio-nal ». Cette bonne dame a dû deviner que vous n’étiez pas fleuriste. Déçu, vous lui dites (en anglais) que vous comprenez, que c’est dommage et, dans une tentative pleine d’audace (typiquement française) lui lancez: « kyowa watashi no tanjobi desu« , aujourd’hui c’est mon anniversaire ! Sésame universel ou au contraire, grain de sable dans la mécanique diplomatique, votre annonce a fait mouche, la vendeuse sourit et vous repartez avec votre (énorme) plante en vous rappelant, un peu trop tard, que vous êtes à l’autre bout de la ville…